Le
Canada Inc.
Faire sa place
En 1791, l’Acte constitutionnel divise le Canada en deux. Le Haut-Canada est peuplé de loyalistes qui ont fui les États-Unis à la suite de la guerre d’indépendance ainsi que d’un contingent d’immigrants écossais, irlandais et anglais. Le Bas-Canada, quant à lui, accueille des Canadiens français récemment conquis, mais pas battus pour autant.
Comment les Canadiens français vont-ils se frayer un chemin alors que le pays est désormais sous contrôle britannique? Comme ils peuvent, et selon leurs tempéraments.
Il y a les « soumis » (au pouvoir anglais, au clergé), qui sont majoritaires. Il y a les factions rebelles, les Patriotes, qui se soulèvent en 1837 et 1838.
À cette époque d’emprise du clergé sur les Canadiens français, qui sont les notables? Les médecins, les avocats ou les curés. Dans leur chaire, les curés disent aux fidèles de rester loin du monde des affaires et de l’argent. Cela n’empêche pas quelques entrepreneurs hardis de faire leur place :
Le médecin
Pierre Beaubien
Celui qui s'est dévoué pour les siens
Élève brillant, Pierre Beaubien sera le premier Canadien à revenir d’Europe avec un doctorat de médecine et un stéthoscope en poche.
De retour au pays, il se dévoue autant à la santé de ses compatriotes canadiens français qu’à leur prospérité. Qu’il s’agisse d’une consultation dans son cabinet ou d’une des multiples réunions de comités où il siège, il est à l’écoute des besoins et des revendications des gens.
À la fois scientifique, intellectuel, homme d’affaires et citoyen engagé, il est prêt à tout pour défendre les siens. Grand ami de Louis-Joseph Papineau, chef des Patriotes, il définit les assises qui permettent aux Canadiens français de faire leur place dans le nouveau pays du Canada.
Un élève surdoué
Pierre Beaubien naît à Saint-Antoine-de-la-Baie-du-Febvre le 13 août 1796. C’est à son ancêtre direct, Michel Trottier, seigneur de la Rivière-du-Loup-en-Haut (Louiseville), qu’il doit le surnom Beaubien.
UN CANADIEN À PARIS
Pierre Beaubien part en France en 1817 pour étudier la médecine. Brillant, il est le premier médecin Canadien à défendre une thèse de doctorat à Paris.
Il rentre au Canada au cours de l’automne de 1827 en rapportant dans ses bagages un stéthoscope, instrument de diagnostic médical novateur développé par son professeur René Laënnec.
MARIAGE RÊVÉ, DESCENDANCE DÉCIMÉE
Peu après son retour d’Europe, il tombe sous le charme de Marie-Justine Casgrain, une jolie veuve de 25 ans, instruite et fortunée, que lui présente un ami. Leur mariage est célébré à Québec le 11 mai 1829.
« Justine était belle de figure par la régularité de ses traits et son teint coloré. La majesté de sa taille et la dignité de son maintien lui donnaient un air de haute distinction. »
Le couple s’établit à Montréal. Des 11 enfants portés par Marie-Justine, 6 meurent en bas âge, un autre se noie à l’âge de 20 ans. Des quatre survivants, trois choisissent la vie religieuse.
Seul Louis-Joseph-Benjamin Beaubien, prénommé en l’honneur de son parrain Louis-Joseph Papineau, se marie et assure la descendance des deux époux.
Un médecin dévoué
Le savoir de Pierre Beaubien s’accompagne d’une vaste culture : il s’intéresse aussi bien à la musique et à la littérature qu’aux affaires et à la politique.
En 1832, il est officier de santé pour la Ville de Montréal. Scientifique, il s’intéresse aux activités de la Société d’histoire naturelle de Montréal, où il est admis en 1834.
En 1835, il participe à la création de la Banque du peuple, dont l’objectif est de remplacer la Banque de Montréal dans les habitudes d’épargne des Canadiens français.
Il œuvre avec zèle au sein de l’Association Saint-Jean-Baptiste fondée en 1843 (aujourd’hui Société Saint-Jean Baptiste), qui soutient les veuves, les pauvres et les orphelins abandonnés aux soins de la charité.
Médecin attitré des Sulpiciens, de la Congrégation de Notre-Dame, de l’Hôpital général de Montréal et de l’Hôtel-Dieu, médecin en chef de la prison de Montréal, il est aussi l’un des fondateurs de l’École de médecine et de chirurgie de Montréal, où il enseigne jusqu’à sa mort.
ACQUÉRIR, PARTAGER
Ce médecin qui a la bosse des affaires va faire fructifier ses propres revenus, la fortune de sa femme et se servir de ses relations avec l’élite politique et religieuse pour devenir un des plus grands propriétaires fonciers de Montréal.
Il acquiert des terres dans les grandes paroisses agricoles qu’étaient alors Côte-des-Neiges, Côte-Sainte-Catherine, Côte-Saint-Louis, l’actuelle ville d’Outremont, ainsi que les futurs quartiers du Mile-End et du Plateau-Mont-Royal.
Désireux de contribuer à la mise sur pied d’institutions catholiques canadiennes françaises, il donne à son tour des terres pour faire construire l’institut des sourds-muets et d’autres pour l’érection de l’église paroissiale Saint-Enfant-Jésus-du-Mile-End.
S’IMPLIQUER À FOND : L’HOMME POLITIQUE
L’engagement de Pierre Beaubien ne se limite pas à la médecine. Il s’investit également dans la sphère politique. Lors du soulèvement des Patriotes, il soutient Louis-Joseph Papineau, dont la demeure est attaquée par des émeutiers anglais en novembre 1837.
Pierre Beaubien se fait ensuite élire à l’Assemblée législative du Canada-Uni ainsi que sur la scène municipale. Il est député de Montréal de 1843 à 1844, puis député de Chambly de 1848 à 1849. Il croit ardemment à l’essor économique de Montréal et revendique la liberté de commerce.
Il deviendra également président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal-SJBM en 1859 (1859-1860).
Mourir en paix
Le médecin meurt le dimanche 9 janvier 1881, à Outremont, dans la résidence de son fils, l’honorable Louis-Joseph-Benjamin Beaubien, entouré de ses enfants et petits-enfants.
Marie-Justine Casgrain le suit au mois d’octobre 1882.
À Montréal, la rue Beaubien honore sa mémoire depuis 1912.
Pierre Beaubien a tout réussi : sa vocation de médecin autant que sa carrière de politicien et d’homme d’affaires. S’il est devenu l’un des plus grands propriétaires fonciers de Montréal, en plus d’avoir bâti les institutions nécessaires à l’émancipation des Canadiens français, c’est qu’il a toujours su être à l’écoute de sa famille, de ses collègues et de ses compatriotes.